LE MOI CHEZ CERTAINS

 



Christine Orsini

Comparer des auteurs et des textes est un exercice parfaitement girardien. Pourquoi faire une lecture girardienne de Pascal ?  Girard n’a jamais fait que des allusions à Pascal ; il a cité un passage des Provinciales dans son dernier livre, Achever Clausewitz, à propos de cette étrange guerre que la violence mène contre la vérité ; mais il ne l’a jamais convoqué dans le cadre de la construction de sa théorie mimétique. Et pourtant, sous l’égide de Saint-Augustin, ces deux apologistes du christianisme, Pascal et Girard, le premier en « se moquant de la philosophie » et le second en faisant scandale dans le champ de l’anthropologie, puisent à la même source, la Bible. Faire une lecture girardienne de Pascal ou une lecture pascalienne de Girard peut aider à approfondir la compréhension de l’un et de l’autre. 

Les Pensées de Pascal sont les fragments d’un projet d’Apologie de la religion chrétienne. Ce projet, à la différence de bien d’autres à cette époque ne consiste pas à démontrer l’existence de Dieu ni même seulement à apporter des preuves de la vérité du christianisme, il s’agit d’abord de bousculer les libertins, ces incroyants orgueilleux en leur peignant « la misère de l’homme sans Dieu ». L’anthropologie de Pascal est très sombre, on l’a qualifiée de « tragique » mais attention au contresens, Pascal n’est pas un penseur tragique, il est un penseur chrétien : s’il décrit en termes inoubliables l’absurdité de la condition humaine , si à la suite de Montaigne mais de façon moins radicale, il humilie une raison que Descartes et la révolution galiléenne ont rendue triomphante, c’est dans l’intention d’abaisser l’orgueil des libertins, de faire table rase de leurs illusions de toute-puissance, de les aider à mieux se connaître afin de leur donner envie de connaître et d’aimer la religion du Christ.  

La misère est inséparable de la grandeur en l’homme défini comme créature de Dieu et l’une ne se peut connaître sans l’autre . Pascal à la suite de Saint Augustin considère que seule la Révélation chrétienne peut rendre compte de cette contradiction en l’homme et de toutes les « contrariétés » qui s’ensuivent : Nous souhaitons la vérité et ne trouvons en nous qu’incertitude. Nous recherchons le bonheur et ne trouvons que misère et mort. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur et sommes incapables ni de certitude ni de bonheur. Ce désir nous est laissé tant pour nous punir que pour nous faire sentir d’où nous sommes tombés. (frag.401) La corruption de l’homme par le péché originel explique qu’après la chute, l’homme ne soit plus dans l’état qui fut celui de sa création. Le péché originel est un mystère « et, cependant sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nousmêmes. » Pascal en conclut deux choses : 1) que ce n’est pas par les superbes agitations de notre raison mais par la simple soumission de la raison que nous pouvons véritablement nous connaître. 2) qu’il y a deux vérités de foi également constantes : l’une que l’homme dans l’état de création ou dans celui de la grâce est élevé au-dessus de toute la nature, rendu comme semblable à Dieu et participant de la divinité. L’autre qu’en l’état de la corruption et du péché, il est déchu de cet état et rendu semblable aux bêtes. (131) La différence avec les bêtes est que l’homme est un roi dépossédé, il lui reste la grandeur de se connaître misérable. La double nature de l’homme n’est pas comme un avant et un après, elle est actuelle en lui. 

L’anthropologie girardienne doit aussi beaucoup à Saint Augustin. Si le lecteur ne s’en doutait pas, il est renseigné à la fin de l’entretien avec M. Tréguer , quand, à la question : « Pourquoi René Girard arrive-t-il maintenant ? pourquoi pas en l’an 1000, en l’an 1500 ? » Girard répond : « Oh là, vous exagérez ! Les trois quarts de ce que je dis sont dans Saint Augustin. » Les trois-quarts de la théorie mimétique, c’est exagéré aussi. Que veut dire Girard par là sinon que sa lecture des Evangiles est dans la continuité de celle du théologien qui a théorisé la doctrine du péché originel et inventé la dualité de la nature humaine ? Le péché originel est moins un mystère de la foi, pour Girard comme pour Baudelaire4, qu’une vérité d’expérience. On pourrait l’exprimer par la formule : Je vois le bien que je dois faire mais c’est le mal que je fais. Ou encore : c’est en poursuivant des fins jugées « bonnes » que nous sommes le plus malfaisants. Ce qui est très girardien. Le péché originel a beaucoup à voir avec le désir mimétique, ce désir d’être un Autre que Girard définit, dans son premier livre sur le désir de l’individu moderne, comme « métaphysique ». 

Le péché originel, en raccourci, c’est le désir mimétique d’être Dieu. Girard fait des trois tentations du Christ par Satan au désert, le messianisme social, le doute, l’orgueil, les « fausses promesses de la modernité ». La dernière tentation, surtout, mérite d’être méditée car la souveraineté du « moi » est liée à l’orgueil, le choix de Satan, menteur et père du mensonge. (Jean, VIII, 42-44) et donc, constate Girard, lisant Dostoïevski, « tout ce que désire l’orgueilleux se ramène en définitive à se prosterner devant l’Autre, Satan. »5 Le désir métaphysique porte moins sur un objet que sur l’être du modèle, un être que l’on croit pourvu de cette autonomie divine qu’après la mort de Dieu, si bien décrite par Nietzsche , l’homme aurait reçue en héritage. Et si chacun se prosterne devant l’Autre, c’est parce que tout en sachant d’expérience que la promesse est fausse pour lui, il la croit vraie pour ses modèles. « Le péché originel, écrit Girard, n’est plus la vérité de tous les hommes comme dans l’univers religieux mais le secret de chaque individu, l’unique possession de cette subjectivité qui proclame sa toute-puissance et sa maîtrise radieuse … Chacun se croit seul en enfer et c’est cela l’enfer. »  

Girard appelle « transcendance déviée » l’imitation du semblable, l’idolâtrie haineuse de l’Autre. « La négation de Dieu ne supprime pas la transcendance mais elle fait dévier celle-ci de l’au-delà vers l’en-deçà. »  En exergue de son histoire du désir moderne, Girard cite Max Scheler : « L’homme possède ou un Dieu ou une idole ». Le culte moderne du désir est inséparable du culte du moi, mais vivant à distance de lui-même (ce qui est le sens du « divertissement » selon Pascal), ne se voyant que par les yeux de ses « idoles », la victime du désir métaphysique a besoin de l’indifférence de l’Autre pour se persuader de la dignité de son modèle et de son indignité à lui.  L’homme de la transcendance déviée est l’homme d’après la Chute, il ne peut nourrir son désir que des obstacles que celui-ci rencontre et finalement ne rendre un culte qu’à des êtres qui le méprisent. Et tout ce qu’il apprend sur lui-même, nous dit Girard, ne peut que lui nuire et accélérer sa chute. Le culte du « moi » est inséparable d’un mouvement panique vers l’Autre qui puise son élan dans la haine de soi. 

En ce qui concerne la description de la misère de l’homme sans Dieu, on peut dire que Girard et les poètes qui inspirent son travail ne le cèdent en rien, en noirceur, à Pascal. Admettons que les trois quarts soient dans Saint Augustin. Le premier quart, commun à Pascal et Girard, c’est de partir, comme l’auteur des Confessions, de l’expérience humaine et celle-ci est l’expérience de la misère, le règne de la concupiscence et de l’ignorance. (Ou de la méconnaissance) Comment imputer à Dieu le mal, la souffrance des enfants, les injustices et les maladies, la mort inévitable ? Il faut que l’homme ait été précipité, de son fait, de l’état de créature de Dieu à l’état corrompu qui est devenu le sien : « Voilà l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature. » (149) « L’homme a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant de mon secours » dit la sagesse divine, et l’on comprend qu’elle vise non le seul Adam mais toute sa descendance, mue par l’orgueil qui la soustrait de Dieu et par le désir (la concupiscence) qui l’attache à des biens charnels périssables. 

Le deuxième quart est une conception du désir anti platonicienne héritée de Saint Augustin. « Nous sommes pleins de concupiscence, donc nous sommes pleins de mal » (618) résume Pascal, retenant constamment l’opposition de la charité et de la cupidité qui est au cœur de la théologie augustinienne. Sans la grâce, les cœurs les plus purs ne résistent pas à l’attrait de la volupté. La source unique de ce mal est l’amour-propre : quoi que tu aimes, l’or, la gloire, une autre personne, c’est toi que tu aimes, dit Saint Augustin. Pascal reprend le dilemme : amour de Dieu ou amour de soi. Le moi est haïssable parce que l’orgueil est le désir qui engendre tous les autres, il est à la naissance de tout péché puisque c’est lui qui entraîna le premier péché et la chute de l’homme. C’est à cause de l’orgueil qu’il est possible de ramener toute la vie de l’homme à ce choix entre l’amour de soi et l’amour de Dieu. La charité est inséparable de l’humilité.  

Girard rencontre dans les conclusions des grands romans, ceux qui révèlent la spirale infernale du désir métaphysique, ce qu’il nomme une « conversion » qui, si elle n’est pas religieuse, trouve souvent son expression dans le symbolisme chrétien : c’est la métamorphose spirituelle du snob mondain en analyste génial du snobisme, l’humble bonheur amoureux de Julien Sorel, au seuil de la guillotine, avec Madame de Rênal, l’humble lucidité de Don Quichotte sur son lit de mort etc. Le personnage est délivré de l’enfer du désir. Il s’agit d’un retour à soi sous la forme d’une dépossession de l’Autre, l’idole, le rival haï, redevenu soudain le prochain. La lumière surgit de la nuit la plus noire. Comme le dit un personnage de Dostoïevski, lui aussi à l’agonie, « toute ma vie, j’ai menti. Même quand je disais la vérité. Je n’ai jamais parlé en vue de la vérité mais uniquement en vue de moi-même. »  

« C’est du désordre suprême que naît l’ordre surnaturel », écrit Girard. Et, là, on tient le troisième « quart » de l’héritage augustinien. La conversion d’un être orgueilleux, qui se veut l’égal de Dieu, en humble pécheur ne peut être qu’un effet de la grâce divine, une preuve qu’à la différence de la cité des hommes, où la force et la coutume font la loi, la cité de Dieu est gouvernée par la charité. L’ordre de la charité est à une distance infinie de l’ordre de la raison, qui lui-même est à une distance infinie de l’ordre des grandeurs : « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité car elle est surnaturelle. Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces gens de chair. La grandeur de la sagesse, qui n’est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents de genre… Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits. Car il connaît tout cela et soi, et les corps rien. Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre des mouvements de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée. Cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et les esprits ensemble on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre surnaturel. » (308) 

On ne peut se figurer la distance infinie de l’ordre de la raison, celui du savoir humain, à celui de l’amour ou du royaume de Dieu, que par le constat de la distance infinie qui sépare un ordre arbitraire, celui de la société, de l’ordre nécessaire qui unit des principes à leurs conséquences. N’étant pas du même ordre, la raison et la foi ne peuvent donc entrer en rivalité. Ce qui est commun à Pascal et à Girard, c’est la recherche de la vérité. A cet égard, il ne faut pas considérer le projet de Pascal, on le fait souvent, comme une stratégie en vue de pousser le libertin à chercher le remède à son désespoir dans la religion ; il ne s’agit pas de fuir une condition misérable que l’on fuit déjà très efficacement dans le « divertissement » en vivant en permanence dans l’impermanence et hors de soi.  Ni Pascal, en philosophe, ni Girard, en anthropologue, ne veulent d’une foi aveugle ni ne peuvent se passer de l’expérience et de la raison dans la recherche de la vérité. Girard dit dans l’un de ses livres que sa conversion est le résultat de son travail : « C’est parce que mes recherches m’ont amené à penser ce que je pense, que je suis devenu chrétien » (Les origines de la culture, p.58) Et Pascal, après la nuit du Mémorial et avant de se mettre à l’écriture de son Apologie, se fait l’avocat de la philosophie devant un austère janséniste qui la méprise, dans l’Entretien avec M. de Sacy. Pascal, au lendemain de sa rencontre avec le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, en expose au contraire la vérité. Il choisit des philosophes non systématiques, qui partent de l’expérience humaine de la misère : Epictète et Montaigne. Epictète a été présomptueux, il n’a vu que la grandeur de l’homme, Montaigne n’en a vu que la misère et s’en est lâchement contenté. Et il est impossible de faire une synthèse abstraite de ces deux philosophies, qui attribuent au même être des dispositions contradictoires. Il faut donc changer d’ordre, les éclairer l’une et l’autre d’une lumière supérieure, celle de la Révélation, qui seule peut accorder les contrariétés destructrices de la philosophie. « Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison.» (182) La foi est incommunicable puisqu’elle dépend de la grâce divine mais la raison peut indiquer aux libertins la nécessité d’un dépassement de la raison » .  

Si Girard reconnaît dans la théologie augustinienne l’essentiel des thèses qu’il défend et qu’il aurait pu retrouver chez Pascal, singulièrement celui des Provinciales, c’est parce qu’il est tout le contraire du « pélagien » que Pierre Manent a cru voir en lui 10: la thèse d’un libre-arbitre tout-puissant qui rendrait l’homme maître de son salut ou de sa perte sans le secours de la grâce n’est pas la sienne. Il est trop « apocalyptique » pour être un adepte des « Lumières » et croire que la connaissance suffit. De plus, si la violence est humaine, trop humaine et si le Christ n’est pas « offert en sacrifice » par Dieu mais occupe littéralement la place de toutes les victimes depuis le premier meurtre d’Abel par Caïn, pour Girard, la Passion et la Résurrection ont une puissance de démystification de la violence qui excède les capacités de l’esprit humain et révèle la divinité du Christ.  Ainsi, la liberté laissée à l’homme dans le contexte de la mimésis, déchéance originelle de l’humanité, consiste à choisir entre modèle humain et modèle divin.  Pascal propose ce choix sous une autre forme : « Il y a deux principes qui partagent la volonté des hommes : la cupidité ou la charité. » (502) L’alternative est sensiblement la même : Dieu ou les créatures. Créé avec un amour infini pour son créateur et un amour fini pour lui-même, l’homme qui s’aimait à bon droit dans la lumière de Dieu, après la chute, « s’est détourné de Dieu et son amour pour lui-même s’est étendu et débordé dans le vide que l’amour de Dieu a quitté ; et ainsi il s’est aimé seul, et toutes choses pour soi, c’est-à-dire infiniment. »11 Ramener tout à soi, c’est vivre dans le mensonge et dans une vanité ridicule. Et c’est ce qui rend la cité terrestre si fragile, menacée par la violence intestine, chaque moi voulant être le tyran de tous les autres. 

Qu’il faille se haïr pour n’aimer que Dieu signifie qu’il faut haïr en soi ce qui nous éloigne de Dieu. Or, le principal obstacle à la charité, on l’a dit, c’est la cupidité fondée sur le culte du « moi ». Qu’est-ce que le moi ? Pascal a déconstruit cette idole dans un texte très caractéristique de son style, où il n’y a à peu près que des interrogations et des négations, un texte fait de contradictions, qui déstabilise l’homme raisonnable. 

 Qu’est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non, car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? non car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. 

Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme si ce n’est pour ces qualités qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car, aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut et serait injuste. On n’aime donc jamais personne mais seulement des qualités.  

Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices ! Car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. (688) 

Sitôt la question posée, qu’est-ce que le moi, Pascal donne deux exemples contraires, deux situations qui n’ont rien à voir : l’homme qui regarde les passants et ne voit personne en particulier. Il ne me voit pas, moi. Et l’amoureux, au contraire, qui aime une personne parce qu’il la distingue des autres. Mais (c’est le seul lien entre ces deux exemples), la réponse est également négative et le restera pour l’exemple suivant. Si l’on aime quelqu’un pour ses qualités (physiques ou morales), on ne l’aime pas, lui. Pascal fait voir la ressemblance profonde entre le passant et l’être aimé : tout amour est au fond, amour de rencontre, on n’aime que des apparences. Les qualités sans lesquelles nous ne nous attacherions pas à une personne, sont périssables, même celles qui appartiennent à l’esprit car le moi peut perdre ses qualités sans se perdre luimême. Il est « toujours le même » dit-on à tort et à raison d’une personne qui a beaucoup changé. 

Où est donc ce « moi » ? Il est introuvable : il n’est pas dans ses qualités, si l’on peut employer le possessif pour des qualités « empruntées » ; cet adjectif peut faire penser à des comportements imités et appris. Mais c’est l’essence d’une qualité que d’être d’emprunt, du fait que c’est une apparence et non une essence, un accident et non une substance, pour « emprunter » le langage de la métaphysique classique. Mais le moi n’est pas non plus une substance à laquelle on pourrait avoir accès au-delà de ses qualités ou quelles que soient ses qualités.  Cela est impossible, argument de fait, et à supposer que cela soit possible, cela serait injuste, argument de droit.  En effet, les qualités d’une personne sont censées la rendre « aimable », sinon, à quoi bon faire des efforts ? 

 Pascal pose la question du moi et y répond en montrant l’échec de l’amour ; en effet, l’accès privilégié au « moi », le seul sans doute, est l’amour. C’est en aimant quelqu’un qu’on le distingue vraiment des autres. L’amour est un sentiment ontologique. On dit « je t’aime ». On ne dit pas : « je t’aime pour ta beauté ». « Ma femme n’a jamais su, disait Boni de Castellane, veuf d’une riche Américaine, combien je l’ai aimée pour son argent. »  

L’inconstance de l’amour prouve l’inconsistance du moi. A noter cependant que Pascal traite ici de cette idole qu’est LE moi et non de ce que nous appelons notre vie intérieure, où nous rencontrons Dieu, par opposition à notre vie extérieure, happée par les autres . Le « moi » qui s’échappe sans cesse à lui-même par le divertissement ou par la fascination de modèles dont il voudrait faire le miroir de lui-même est inconstant par définition, en amour comme pour tout le reste. Il préfère la chasse à la prise. Le mouvement au repos. La compagnie des autres à la sienne. Le texte se termine par une critique des demi-habiles, qui se moquent de ceux qui font les importants dans l’ordre des grandeurs quand l’habile, avec sa pensée de derrière, sait bien que les cités terrestres ne peuvent être gérées que comme « un hôpital de fous », et qu’on ne peut s’y faire reconnaître que par des qualités empruntées ou imitées, dirait Girard. 

Le moi, selon Pascal et selon Girard n’est rien de substantiel, il est disséminé dans toutes ses rencontres, il ne peut revenir à lui-même que dans une conversion, « se voir persécuteur » dit Girard (c’est là son apport à l’anthropologie, la révélation du mécanisme victimaire)) et, selon Pascal, en apprenant à se connaître et à s’aimer en Dieu et plus précisément en Jésus Christ, par qui le Dieu caché s’est rendu visible et aimable. On ne peut finalement s’aimer les uns les autres qu’en Dieu, grâce à la médiation du Christ.  

Lire Pascal par-dessus l’épaule de Girard, c’est essayer de comprendre la genèse du moderne dans son rapport avec le christianisme, ce qui nécessiterait plusieurs colloques ! 

En conclusion, je voudrais souligner la profonde ressemblance de ces penseurs chrétiens, chacun dans son ordre, qui ont conçu la raison et la foi comme alliées et complémentaires et ont donc, l’un en amont, l’autre en aval de la philosophie des Lumières, concentré leurs attaques sur un certain humanisme, d’autant plus pernicieux qu’il se veut universel et traite ses détracteurs d’« obscurantistes ». Les attaques de Pascal contre les Jésuites portent sur l’idolâtrie du « moi », la croyance au libre-arbitre, la complaisance à l’égard des désirs mondains etc. Girard, à la question de son interlocutrice, dans Celui par qui le scandale arrive, « Diriez-vous que céder à la violence, c’est le début de l’humain ? » répond « C’est l’homme de la chute, oui. » Et il ajoute : « Je représente une réaction augustinienne contre trop d’humanisme. » (p.141) 

Pascal et Girard ont combattu, en vain, il faut le reconnaître, un « humanocentrisme » dont les grands romanciers, qui furent les premiers maîtres en anthropologie de Girard, ont décrit les conséquences fâcheuses, en particulier l’asservissement à des dieux de rechange et le mensonge à soi-même. Trop d’humanisme, c’est trop d’orgueil, une conception erronée du désir humain. Pascal dénonce avant Girard une espèce d’aversion de l’homme pour la vérité, que pourtant il recherche. « Il y a différents degrés de cette aversion pour la vérité mais on peut dire qu’elle est dans tous en quelque degré, parce qu’elle est inséparable de l’amour-propre. »  

Pascal a vu, avant Nietzsche et Girard, cette vérité paradoxale, qui a nom « ressentiment » selon laquelle la haine de soi accompagne le désir amoureux de l’homme déchu. Lisons le fragment 978 (le manuscrit Périer) : « La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misères ; il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, il se voit misérable ; il veut être parfait et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. » En écho à cette pensée de Pascal, on pense à Dostoïevski, L’homme du souterrain, cité par Girard : « Un homme honnête et cultivé ne peut être vaniteux qu’à condition d’être infiniment exigeant à l’égard de lui-même et de se mépriser parfois jusqu’à la haine. » (p.73 Mensonge romantique…) 

Fragments numérotés selon Louis Lafuma

1  Fragment 434 : « Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes et tous condamnés à mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C’est l’image de la condition des hommes. » 

2  Frag.114 : « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable… » Et frag.117 : « Car qui se trouve malheureux de n’être pas roi sinon un roi dépossédé ? » 

3 Quand ces choses commenceront, p. 224, Arléa poche.

4 Eloge du maquillage, dans « Le peintre de la vie moderne »

5 Critique dans un souterrain, p.94. 

4 « Dieu est mort, nous l’avons tous tué », in Le gai savoir

5 Mensonge romantique…p.121 

6  Ibidem, p. 75 

7 « Ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés. Mais à ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment du cœur. Sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut ». (110) 10 Augustin a combattu l’école pélagienne comme Pascal les Jésuites sur la question de la grâce divine. Pour faire simple dans une affaire très compliquée, il s’agit de savoir en quelle mesure l’homme est libre, les Pélagiens et les Jésuites ayant tendance à agrandir le champ de l’action humaine aux dépens de l’action divine. 11Lettre du 17 Octobre 1651.  

8 Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions…Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général et la pente vers soi est le commencement de tout désordre : en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme. (421) 

Christine Orsini


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