ALBERT & SIMONE
LECTURE COMPARÉE : ALBERT CAMUS & SIMONE WEIL par Alexis Dayon
LECTURE COMPARÉE : ALBERT CAMUS & SIMONE WEIL par Alexis
Dayon
La même année de 1942, Albert Camus et Simone Weil, qui
n'ont alors pas connaissance l'un de l'autre, écrivent des lignes qui se font
curieusement écho (et qui expliquent sans doute l'enthousiasme du premier
lorsque, de façon posthume, il prit connaissance des écrits de la seconde).
Simone Weil, dans L'amour de Dieu et le malheur (pour
être plus précis, dans la seconde moitié du texte, rédigée à Casablanca et
moins célèbre que la première rédigée à Marseille), écrit :
Il y a une question qui n'a absolument aucune
signification, et bien entendu aucune réponse, que normalement nous ne posons
jamais, mais que dans le malheur l'âme ne peut pas s'empêcher de crier sans
cesse avec la monotone continuité d'un gémissement. Cette question c'est
: pourquoi ?
Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Le malheureux le demande naïvement aux
hommes, aux choses, à Dieu, même s'il n'y croit pas, à n'importe quoi. Pourquoi
faut-il précisément qu'il n'ait pas de quoi manger, ou qu'il soit épuisé de
fatigue et de traitements brutaux, ou qu'il doive prochainement être fusillé,
ou qu'il soit malade, ou qu'il soit en prison ?
Si on lui explique les causes de la situation où il se trouve, (...) ce ne sera
pas pour lui une réponse. Car sa question, pourquoi, ne signifie pas
: par quelle cause, mais : à quelle fin ? Et bien entendu on ne
peut pas lui indiquer de fins. À moins d'en fabriquer de fictives, mais cette
fabrication n'est pas une bonne chose. (...)
Le pourquoi du malheureux ne comporte aucune réponse, parce que nous vivons
dans la nécessité et non dans la finalité. S'il y avait de la finalité dans ce
monde, le lieu du bien ne serait pas l'autre monde. **Chaque fois que nous
demandons la finalité au monde, il la refuse. Mais pour savoir qu'il la refuse,
il faut la demander. **(...)
Celui qui est capable non pas seulement de crier, mais aussi d'écouter, entend
la réponse. Cette réponse c'est le silence. C'est ce silence éternel que Vigny
a reproché amèrement à Dieu ; mais il n'avait pas le droit de dire quelle est
la réponse du juste à ce silence, car il n'était pas un juste. Le juste aime.
Celui qui est capable non seulement d'écouter mais aussi d'aimer entend ce
silence comme la parole de Dieu.
Les créatures parlent avec des sons. La parole de Dieu est silence. La secrète
parole d'amour de Dieu ne peut pas être autre chose que le silence. Le Christ
est le silence de Dieu.
Dans son Mythe de Sisyphe, Camus quant à lui
développe longuement l'idée que «l'homme absurde» — figure
qu'il pose comme modèle idéal d'authenticité dans l'attitude à tenir face à
l'absurdité de l'existence — est celui qui maintient devant ses yeux, sans
chercher à le résoudre ni à l'atténuer, et sans non plus cesser de le regarder
comme inacceptable, le divorce entre le "pourquoi" que
la conscience lance au monde et le silence du monde qui ne répond rien :
Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway,
quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail,
repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même
rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement,
le "pourquoi" s'élève et tout commence dans cette lassitude
teintée d'étonnement. (...)
Voici encore des arbres et je connais leur rugueux, de l'eau et j'éprouve sa
saveur. Ces parfums d'herbe et d'étoiles, la nuit, certains soirs où le cœur se
détend, comment nierais-je ce monde dont j'éprouve la puissance et les forces ?
Pourtant toute la science de cette terre ne me donnera rien qui puisse m'assurer
que ce monde est à moi. (...) Les lignes douces de ces collines et la main du
soir sur ce cœur agité m'en apprennent bien plus. (...) Je comprends que si je
puis par la science saisir les phénomènes et les énumérer, je ne puis pour
autant appréhender le monde. Quand j'aurais suivi du doigt son relief tout
entier, je n'en saurais pas plus. (...)
Je disais que le monde est absurde et j'allais trop vite. Ce monde en lui-même
n'est pas raisonnable, c'est tout ce qu'on en peut dire. Mais ce qui est
absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de
clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. L'absurde dépend autant
de l'homme que du monde. Il est pour le moment leur seul lien. Il les scelle
l'un à l'autre comme la haine seule peut river les êtres. (...)
L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence
déraisonnable du monde. (...) L'absurde est essentiellement un
divorce. (...)
L'unique donnée est pour moi l'absurde. (...)
La première et, au fond, la seule condition de mes recherches, c'est de
préserver cela même qui m'écrase, de respecter en conséquence ce que je juge
essentiel en lui. Je viens de le définir comme une confrontation et une lutte
sans repos.
En poussant jusqu'à son terme cette logique absurde, je dois reconnaître que
cette lutte suppose l'absence totale d'espoir, le refus continuel et
l'insatisfaction consciente. Tout ce qui détruit, escamote ou subtilise ces
exigences (et en premier lieu le consentement qui détruit le divorce) ruine l'absurde
et dévalorise l'attitude qu'on peut alors proposer.
L'absurde n'a de sens que dans la mesure où on n'y consent pas. (...)
L'important, disait l'abbé Galiani à Mme d'Épinay, n'est pas de guérir, mais
de vivre avec ses maux. Kierkegaard veut guérir. (...) Kierkegaard peut crier,
avertir : «Si l'homme n'avait pas de conscience éternelle, si, au fond de
toutes choses, il n'y avait qu'une puissance sauvage et bouillonnante,
produisant toutes choses, le grand et le futile, dans le tourbillon d'obscures
passions, si le vide sans fond que rien ne peut combler se cachait sous les
choses, que serait donc la vie, sinon le désespoir ?»
Ce cri n'a pas de quoi arrêter l'homme absurde. Chercher ce qui est vrai n'est
pas chercher ce qui est souhaitable. Si pour échapper à la question angoissée :
«Que serait donc la vie ?» il faut comme l'âne se nourrir des roses de
l'illusion, plutôt que de se résigner au mensonge, l'esprit absurde préfère
adopter sans trembler la réponse de Kierkegaard : «le désespoir». Tout
bien considéré, une âme déterminée s'en arrangera toujours.
Les deux textes partent d'un même point initial : l'être
humain se découvrant délaissé, jeté dans le monde, ne comprenant plus ce qu'il
y fait et ne trouvant pas d'autre réponse à ses "pourquoi ?" éperdus
que le silence.
Mais c'est la coloration donnée au silence qui, bien
vite, jette un abîme entre Weil et Camus. Lui donne à ce silence la coloration
de la colère (l'absurde, dit-il, scelle l'homme au monde* «comme la
haine seule peut river les êtres»*). Elle, en fait la parole de Dieu et, pour
la créature malheureuse qui, à la ressemblance de toutes les autres créatures,
se reconnaît abandonnée aux mâchoires glacées du hasard et de la nécessité
aveugle, l'occasion de prendre part à la Croix du Christ et d'aimer.
Chez Camus, la dignité de l'homme absurde vient de ce
qu'il préfère la vérité sans espoir à un espoir mensonger : il lui faut
regarder sans baisser les yeux, sans refuser et pourtant sans l'accepter, le
désert de sens du monde inhabité qui se dresse devant lui. À travers son
ouvrage, cette constante prend une dimension parfois presque ridicule : l'homme
absurde camusien se retrouve à fuir l'espoir comme un vampire fuirait la
lumière du soleil, car tout espoir recèle à ses yeux un mensonge, et qu'il
serait inauthentique d'acheter la consolation au prix d'un mensonge.
Sans nul doute Weil aurait acquiescé à cette dernière
affirmation, elle qui la même année écrivait dans ses Carnets :
La religion en tant que source de consolation est un
obstacle à la véritable foi : en ce sens l'athéisme est une purification. Je
dois être athée avec la partie de moi-même qui n'est pas faite pour Dieu. Parmi
les hommes chez qui la partie surnaturelle d'eux-mêmes n'est pas éveillée, les
athées ont raison et les croyants ont tort.
Mais chez Weil, aussi, fait irruption au beau milieu de
l'inanité absurde du malheur, le mouvement divin de l'amour — celui-là même que
Camus pressent et quelquefois nomme, lorsqu'il écrit «révolte».
Weil introduit l'idée miraculeuse que l'existence de Dieu peut être écrêtée des
conditions préalables à l'amour de Dieu. Cette idée, dans L'amour de
Dieu et le malheur, est exposée notamment par le passage sur la séparation comme
modalité de l'amitié, non moindre que la modalité de la rencontre :
Il y a deux formes de l'amitié, la rencontre et la
séparation. Elles sont indissolubles. Elles enferment toutes deux le même bien,
le bien unique, l'amitié. Car quand deux êtres qui ne sont pas amis sont
proches, il n'y a pas rencontre. Quand ils sont éloignés, il n'y a pas
séparation. Enfermant le même bien, elles sont également bonnes. (...)
Les amants, les amis ont deux désirs. L'un, de s'aimer tant qu'ils entrent l'un
dans l'autre et ne fassent qu'un seul être. L'autre, de s'aimer tant qu'ayant
entre eux la moitié du globe terrestre leur union n'en souffre aucune
diminution.
L'amour de Dieu est ce qui survit à «la distance
maximum, la distance infinie» : c'est-à-dire l'absence. Quand bien
même Dieu n'existerait-il pas, quand bien même son silence serait en effet le
signe de son absence, mon appel éperdu vers lui est déjà le signe irrécusable
de son amour agissant en moi.
L'idée qu'en Dieu l'amour est libre même de la nécessité
de croire en l'existence de Dieu parcourt de part en part les notes de 1942
dans les Carnets :
Un mode de purification : prier Dieu, non seulement en
secret par rapport aux hommes, mais en pensant que Dieu n'existe pas.
Quand Dieu est devenu aussi plein de signification que le trésor pour l'avare,
se répéter fortement qu'il n'existe pas. Éprouver qu'on l'aime, même s'il
n'existe pas.
Celui qui met sa vie dans sa foi en Dieu peut perdre sa foi. Mais celui qui met
sa vie en Dieu lui-même, celui-là ne la perdra jamais. Mettre sa vie dans ce
qu'on ne peut pas du tout toucher. C'est impossible. C'est une mort. C'est cela
qu'il faut. Rien de ce qui existe n'est absolument digne d'amour. Il faut donc
aimer ce qui n'existe pas.
Le cri qui monte contre l'inanité absurde du
malheur est une manifestation de l'amour de Dieu, mais vécu
sous la modalité de la séparation. Ce même amour, sous la modalité de la
rencontre, prend la coloration de la «joie pure» ; laquelle
n'est autre chose, écrit-elle, que «la saveur de la beauté du monde».
À cet égard d'ailleurs, il est peu surprenant que la
question de la beauté joue un rôle si notable, dans Le Mythe
de Sisyphe comme dans L'amour de Dieu et le malheur.
Chez Camus, la beauté est comme empoisonnée par
l'absurdité, qui rompt toute familiarité avec le monde et nous rend les choses
d'ici-bas étrangères et hostiles :
Un degré plus bas et voici l'étrangeté : s'apercevoir que
le monde est "épais", entrevoir à quel point une pierre est
étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage
peut nous nier.
Au fond de toute beauté gît quelque chose d'inhumain et ces collines, la
douceur du ciel, ces dessins d'arbres, voici qu'à la minute même, ils perdent
le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu'un
paradis perdu. L'hostilité primitive du monde, à travers les millénaires,
remonte vers nous.
Chez Simone Weil, à l'exact inverse, c'est dans
l'absurdité même du mécanisme de la nécessité aveugle que la beauté tient ce
qu'il y a en elle de plus essentiel, l'obéissance :
La matière est entière passivité, et par suite obéissance
à la volonté de Dieu. Elle est pour nous un parfait modèle. (...) Par sa
parfaite obéissance la matière mérite d'être aimée par ceux qui aiment son
Maître, comme un amant regarde avec tendresse l'aiguille qui a été maniée par
une femme aimée et morte.
Nous sommes avertis de cette part qu'elle mérite à notre amour par la beauté du
monde. Dans la beauté du monde la nécessité devient objet d'amour. Rien n'est
beau comme la pesanteur dans les plis fugitifs des ondulations de la mer ou les
plis presque éternels des montagnes.
La mer n'est pas moins belle à nos yeux parce que nous savons que parfois des
bateaux sombrent. Elle en est plus belle au contraire. Si elle modifiait le
mouvement de ses vagues pour épargner un bateau, elle serait un être doué de
discernement et de choix, et non pas ce fluide parfaitement obéissant à toutes
les pressions extérieures. C'est cette parfaite obéissance qui est sa beauté.
Toute voisine encore d'un texte à l'autre, la proximité
relevée entre le sentiment de la déréliction et celui du péché.
Dans Le Mythe de Sisyphe :
Rien de plus profond que la vue de Kierkegaard selon quoi
le désespoir n'est pas un fait mais un état : l'état même du péché. Car le
péché c'est ce qui éloigne de Dieu. L'absurde, qui est l'état métaphysique de
l'homme conscient, ne mène pas à Dieu. Peut-être cette notion
s'éclaircira-t-elle si je hasarde cette énormité : l'absurde, c'est le péché
sans Dieu.
Dans L'amour de Dieu et le malheur :
Le malheur durcit et désespère parce qu'il imprime
jusqu'au fond de l'âme, comme avec un fer rouge, ce mépris, ce dégoût et même
cette répulsion de soi-même, cette sensation de culpabilité et de souillure,
que le crime devrait logiquement produire et ne produit pas.
Le mal habite dans l'âme du criminel sans y être senti. Il est senti dans l'âme
de l'innocent malheureux. Tout se passe comme si l'état d'âme qui par essence
convient au criminel avait été séparé du crime et attaché au malheur ; et même
à proportion de l'innocence des malheureux. (...)
Tout le mépris, toute la répulsion, toute la haine que notre raison attache au
crime, notre sensibilité l'attache au malheur.
Mais à nouveau, l'abîme : ce qui chez l'une est
transfiguré en participation à la Croix du Christ demeure chez l'autre une
sorte d'équivalent athée de la malédiction, contre quoi l'homme, s'il ne veut
pas baisser les yeux ni s'entretenir de mensonges, doit passer sa vie à opposer
des ruades impuissantes.
Au lecteur camusien, Weil révèle qu'au cœur même de ses
ruades, si longtemps que celles-ci sont authentiquement éperdues, il y a
l'amour — et donc Dieu, déjà là dans le secret, prêt à consumer l'amertume de
mon malheur comme un tribut jusqu'à ce que, brûlés les derniers restes
d'attachement et d'orgueil en moi, éclate enfin la joie retrouvée de la beauté
du monde, dont je ne suis plus qu'un fragment : remis, obéissant et mû par la
grâce.
Découvrant Simone Weil à la lecture, Camus rejeta-t-il
ses conclusions parmi les illusions religieuses de ce qu'il appelait les
*«métaphysiques de consolation» *? Ou trouva-t-il au contraire chez celle qu'il
qualifia de *«seul grand esprit de notre temps» *et dont il entreprit de publier
et de faire connaître les œuvres, l'expression d'une foi qui ne sacrifiait pas
une once de vérité au désir d'une consolation ?
La lecture conjointe, quoi qu'il en soit, ouvre un espace
de résonance remarquable entre l'existentialisme chrétien de l'une et
l'existentialisme athée du second. Weil, sans rien en savoir, saisit à peu près
toutes les intuitions philosophiques d'Albert Camus, pour les mener vers un
point de transcendance, où l'absurdité est transfigurée et soudain irriguée par
la lumière de la grâce.
Camus, réciproquement, offre un démenti au mot de Weil
: «Le malheur sans la Croix, c'est l'enfer, et Dieu n'a pas mis l'enfer
sur terre» ; car effectivement son œuvre témoigne de quelque chose
comme l'enfer terrestre du malheur sans participation à la Croix. (Qu'on
repense à la mort de l'enfant dans La Peste.) Et néanmoins, au
milieu de cet enfer, combien l'œuvre de Camus témoigne aussi de la puissance de
l'homme à se dresser pour se tenir digne !
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