ETTY HILLESUM ... CITATIONS

 




Citations de Etty Hillesum


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La femme cherche toujours l’homme unique à qui elle donnera son savoir, sa chaleur, son amour, son énergie créatrice. Elle cherche l’homme, non l’humanité. Cette question féminine n’est pas si simple. Parfois, en voyant dans la rue une jolie femme, élégante, soignée, hyper-féminine, un peu bête, je sens mon équilibre vaciller. Mon intelligence, mes luttes avec moi-même, ma souffrance m’apparaissent comme un poids oppressant, une chose laide, anti féminine, et je voudrais être belle et bête, une jolie poupée désirée par un homme. Etrange, de vouloir ainsi être désirée par un homme, comme si c’était la consécration suprême de notre condition de femmes. L’amitié, la considération, l’amour qu’on nous porte en tant qu’être humain, c’est bien beau, mais tout ce que nous voulons, en fin de compte, n’est-ce pas un qu’un homme nous désire en tant que femme ?

Notre unique obligation morale, c'est de défricher en nous-même de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu'à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y a de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition.

La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, [...], il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toutes normes [...] il faut oser faire le grand bond dans le cosmos : alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse

On a parfois du mal à concevoir et à admettre, mon Dieu, tout ce que tes créatures terrestres s'infligent les unes aux autres en ces temps déchaînés. Mais je ne m'enferme pas pour autant dans ma chambre, mon Dieu, je continue à tout regarder en face, je ne me sauve devant rien, je cherche à comprendre et à disséquer les pires exactions, j'essaie toujours de retrouver la trace de l'homme dans sa nudité, sa fragilité, de cet homme bien souvent introuvable. Enseveli parmi les ruines monstrueuses de ses actes absurdes. ... Je regarde ton monde au fond des yeux, mon Dieu, je ne fuis pas la réalité pour me réfugier dans de beaux rêves - je veux dire qu'il y a place pour de beaux rêves à côté de la plus cruelle réalité - et je m'entête à louer ta création, mon Dieu, en dépit de tout !"

Je sais comment libérer peu à peu mes forces créatrices des contingences matérielles, de la représentation de la faim, du froid et des périls. Car le grand obstacle, c’est toujours la représentation et non la réalité. La réalité, on la prend en charge avec toute la souffrance, toutes les difficultés qui s’y attachent – on la prend en charge, on la hisse sur ses épaules et c’est en la portant que l’on accroît son endurance. Mais la représentation de la souffrance – qui n’est pas la souffrance, car celle-ci est féconde et peut vous rendre la vie précieuse – il faut la briser. Et en brisant ces représentations qui emprisonnent la vie derrière leurs grilles, on libère en soi-même la vie réelle avec toutes ses forces, et l’on devient capable de supporter la souffrance réelle, dans sa propre vie et dans celle de l’humanité.

Note du 3 juillet 1942
En disant "J'ai réglé mes comptes avec la vie", je veux dire : l'éventualité de la mort est intégrée à ma vie ; regarder la mort en face et l'accepter comme partie intégrante de la vie, c'est élargir la vie. A l'inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l'accepter, c'est le meilleur moyen de ne garder qu'un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe : en excluant la mort de sa vie on se prive d'une vie complète et en l'y accueillant on élargit et on enrichit sa vie.


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Si Dieu cesse de m’aider se sera à moi d’aider Dieu…Je prendrai pour principe « d’aider Dieu » autant que possible, et si j’y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi…Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte. C’est à toi , au contraire, de nous appeler à rendre compte un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement, à chaque pulsation de mon cœur, que tu ne peux pas nous aider, mais que c’es à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrites en nous… Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus clairement : ce n’et pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t ‘aider- et ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes (12 Juillet 1942).

Relâcher son emprise crispée sur la journée. Je crois que jusque dans leurs nuits, beaucoup de gens gardent serré dans leurs griffes avides/affamées un morceau de la journée. Ce devrait être chaque soir un geste d'abandon et de détente: laisser aller la journée, avec tout ce qu'elle a comporté. Et se résigner à tout ce qu'on n'a pas pu mener à bien dans la journée, en sachant qu'une nouvelle journée va venir. Il faut aborder la nuit avec pour ainsi dire les mains vides, ouvertes, dont on a laissé la journée glisser. Alors seulement on peut vraiment se reposer. Et dans ces mains vides et reposées, qui n'ont rien souhaité retenir et où il n'y a plus un seul désir, on reçoit en se réveillant, une nouvelle journée.


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Je ne vois pas d'autre issue que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu'il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu'il ne l'est déjà.

La vie et la mort, la souffrance et la joie, les ampoules des pieds meurtris, le jasmin derrière la maison, les persécutions, les atrocités sans nombre, tout, tout est en moi et forme un ensemble puissant, je l'accepte comme une totalité indivisible.

Quand je cesse d’être sur mes gardes pour m’abandonner à moi-même, me voilà tout à coup reposant contre la poitrine nue de la vie… Et ses bras qui m’enlacent sont si doux et si protecteurs – et le battement de son cœur, je ne saurais même pas le décrire : si lent, si régulier, si doux, presque étouffé, mais si fidèle, assez fort pour ne jamais cesser, et en même temps si bon, si miséricordieux.

Les quelques grandes choses qui importent dans la vie, on doit garder les yeux fixés sur elles, on peut laisser tomber sans crainte tout le reste. Et ces quelques grandes choses, on les retrouve partout, il faut apprendre à les redécouvrir sans cesse en soi pour s’en renouveler. Et malgré tout, on en revient toujours à la même constatation : par essence la vie et bonne, et si elle prend parfois de si mauvais chemins, ce n’est pas la faute de Dieu, mais la nôtre. Cela reste mon dernier mot, même maintenant, même si l’on m’envoie en Pologne avec toute ma famille. 

26 juin 1943

Cet après-midi, regardé des estampes japonaises. Frappée d’une évidence soudaine : c’est ainsi que je veux écrire. Avec autant d’espace autour de peu de mots. Je hais l’excès de mots 
En réalité les mots doivent accentuer le silence. 
Je voudrais tracer ainsi quelques mots au pinceau sur un grand fond de silence. 

Frappée d’une évidence soudaine : c’est ainsi que je veux écrire. Avec autant d’espace autour de peu de mots. Je hais l’excès de mots. Je ne voudrais écrire que des mots insérés organiquement dans un grand silence, et non des mots qui ne sont là que pour dominer et déchirer ce silence. En réalité les mots doivent accentuer le silence. Ainsi les mots ne devraient-ils servir qu'à donner au silence sa forme et ses limites.

Notre unique obligation morale, c'est de défricher en nous-même de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu'à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y aura de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition.

Dimanche 9 mars. Eh bien, allons-y ! Moment pénible, barrière presque infranchissable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon coeur à un candide morceau de papier quadrillé. Les pensées sont parfois très claires et très nettes dans ma tête, et les sentiments très profonds, mais les mettre par écrit, non, cela ne vient pas encore. C'est essentiellement, je crois, le fait d'un sentiment de pudeur. Grande inhibition ; je n'ose pas me livrer, m'épancher librement, et pourtant il le faudra bien, si je veux à la longue faire quelque chose de ma vie, lui donner un cours raisonnable et satisfaisant. De même, dans les rapports sexuels, l'ultime cri de délivrance reste toujours peureusement enfermé dans ma poitrine. En amour, je suis assez raffinée et, si j'ose dire, assez experte pour compter parmi les bonnes amantes ; l'amour avec moi peut sembler parfait, pourtant ce n'est qu'un jeu éludant l'essentiel et tout au fond de moi quelque chose reste emprisonné. Et tout est à l'avenant. J'ai reçu assez de dons intellectuels pour pouvoir tout sonder, tout aborder, tout saisir en formules claires ; on me croit supérieurement informée de bien des problèmes de la vie ; pourtant là, tout au fond de moi, il y a une pelote agglutinée, quelque chose me retient dans une poignée de fer, et toute ma clarté de pensée ne m'empêche pas d'être bien souvent une pauvre godiche peureuse.


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La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, or il faut s'affranchir intérieurement de tout, de toutes les représentations convenues, de tous les slogans, de toutes les idées sécurisantes, il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toute norme et de tout critère conventionnel,il faut oser faire le grand bond dans le cosmos : alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse.

Donne-moi chaque jour une petite ligne de poésie, mon Dieu, et si jamais je suis empêchée de la noter, n'ayant ni papier ni lumière, je la murmurerai le soir à ton vaste ciel. Mais envoie-moi de temps en temps une petite ligne de poésie.

Les pires souffrances de l’homme sont celles qu’il redoute, car le grand obstacle c’est toujours la représentation et non la réalité. La réalité on la prend en charge avec toute la souffrance, toutes les difficultés qui s’y attachent – on la prend en charge, on la hisse sur ses épaules et c’est en la portant que l’on accroît son endurance

Je ne vois pas d'autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu'il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu'il n'est déjà.

Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l'atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre à jour.

Il y a des gens qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent 'Dieu' en dehors d'eux. Il en est d'autres qui penchent la tête et la cachent dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent 'Dieu' en eux-mêmes.

Je ne vois pas d'autre issue que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu'il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu'il ne l'est déjà.

Le ciel est plein d’oiseaux, les lupins violets s’étalent avec un calme princier, deux petites vieilles sont venues s’asseoir sur la caisse pour bavarder, le soleil m’inonde le visage et sous nos yeux s’accomplit un massacre, tout est si incompréhensible. 
Je vais bien.
Affectueusement, Etty. 

[8 juin 1943]

Je voudrais vivre longtemps pour être en mesure de l'expliquer ; mais si cela ne m'est pas donné, eh bien un autre le fera à ma place, un autre reprendra le fil de ma vie là où il sera rompu, et c'est pourquoi je dois vivre cette vie jusqu'à mon dernier souffle avec toute la conscience et la conviction possibles, de sorte que mon successeur n'ait pas à recommencer à zéro et rencontre moins de difficultés. N'est-ce pas une façon de vivre pour la postérité ?

Je vais me donner autant d'exercice physique que je le pourrai, je ferai de la gymnastique et ne me laisserai pas miner par ce qui m'entoure. Dix pas d'un bout à l'autre de ma cellule représentent déjà quelque chose; répétés cent cinquante fois, ces dix pas font une verste. Je me proposai de parcourir chaque jour sept verstes: deux verstes le matin, deux avant le déjeuner, deux après, et une avant de me coucher.

Les gens ne veulent pas l’admettre: un moment vient où l’on ne peut plus "agir", il faut se contenter d'"être" et d’accepter. Et cette acceptation, je la cultive depuis bien longtemps…
On me dit parfois: " Oui, mais tu vois toujours le bon côté des choses. » Quelle platitude! Tout est parfaitement bon. Et en même temps parfaitement mauvais. Les deux faces des choses s’équilibrent, partout et toujours. Je n’ai jamais eu l’impression de devoir me forcer à en voir le bon côté, tout est parfaitement bon, tel quel. Toute situation, si déplorable soit-elle, est un absolu et réunit en soi le bon et le mauvais.


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Je dois oser vivre la vie avec toute la richesse de sens qu’elle exige, sans devenir à mes propres yeux prétentieuse, sentimentale ou artificielle. Quant à lui [Spier], je ne dois pas le prendre pour but, mais pour instrument de mon évolution et de ma maturation. Je ne dois pas vouloir le posséder. La femme, il est vrai, recherche la matérialité du corps et non l’abstraction de l’esprit. Le centre de gravité de la femme se trouve dans tel homme particulier, celui de l’homme se situe dans le monde.

Des conditions de vie semblables ne suffisent apparemment pas à produire des êtres humains semblables.
Parmi ceux qui échouent sur cet aride pan de lande de cinq cent mètres de large sur six cents de long, on trouve aussi des vedettes de la vie politique et culturelle des grandes villes. Autour d'eux, les décors de théâtre qui les protégeaient ont été soudain emportés par un formidable coup de balai et les voilà, sur cette scène nue et ouverte aux quatre vents qui s'appelle Westerbork. Arrachés à leur contexte, leurs figures sont encore auréolées de l'atmosphère palpable qui s'attache à la vie mouvementée d'une société plus complexe que celle-ci. 
Ils longent les minces barbelés, et leurs silhouettes vulnérables se découpent en grandeur réelle sur l'immense plaine du ciel. Il faut les avoir vus marcher ainsi.
La solide armure que leur avaient forgée position sociale, notoriété et fortune est tombée en pièces, leur laissant pour tout vêtement la mince chemise de leur humanité. Ils se retrouvent dans un espace vide, seulement délimité par le ciel et la terre et qu'il leur faudra meubler de leurs propres ressources intérieures - il ne leur reste plus rien d'autre.
On s'aperçoit aujourd'hui qu'il ne suffit pas, dans la vie, d'être un politicien habile ou un artiste de talent. Lorsqu'on touche au fond de la détresse, la vie exige bien d'autres qualités.
Oui, c'est vrai, nous sommes jugés à l'aune de nos ultimes valeurs humaines.

Même un corps maladif n'empêchera pas l'esprit de continuer à fonctionner et à porter ses fruits. Ni de continuer à aimer, à être à l'écoute de soi-même, des autres, de la logique de cette vie et de toi. Hineinhorchen, "écouter au-dedans".

J’ai déjà subi mille morts dans mille camps de concentration. Tout m’est connu, aucune information nouvelle ne m’angoisse plus. D’une façon ou d’une autre, je sais déjà tout. Et pourtant je trouve cette vie belle et riche de sens. A chaque instant

Il y a des gens [...] qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d'eux. Il en est d'autres qui penchent la tête et la cachent dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes.

On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels, nous enlever une certaine liberté de mouvement tout extérieur, mais c'est nous-même qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une attitude psychologique désastreuse. En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. En crânant pour cacher notre peur. On a bien le droit d'être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu'on nous fait subir ; c'est humain et compréhensible. Et pourtant, la vrai spoliation c'est nous-même qui nous l'infligeons. Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. Je crois en Dieu et je crois en l'homme, j'ose le dire sans fausse honte. La vie est difficile mais ce n'est pas grave.

je parviens à maintenir ma sincérité, ma disponibilité et la volonté d'être ce que je dois être et de faire ce que ma conscience me dicte en une époque comme celle-ci, alors tout rentrera dans l'ordre. Je crois que la vie m'impose de hautes exigences et a de grands projets pour moi, à condition que je ne me ferme pas à ma voix intérieure, que je lui obéisse, que je reste sincère et disponible, sans vouloir rejeter non plus mes sentiments.

12-10-42. Toutes mes impressions sont là, comme des étoiles scintillant sur le velours sombre de ma mémoire. 

L’âge de l’état civil n’est pas celui de l’âme. Je pense qu’à la naissance, l’âme a déjà atteint un certain âge qui ne change plus désormais. On peut naître avec une âme de douze ans. Mais on peut naître aussi avec une âme de mille ans, il y a parfois des enfants de douze ans chez qui l’on voit très bien que l’âme a mille ans. Je crois que l’âme est lap art de l’être humain la plus inconsciente, surtout chez l’Européen de l’Ouest ; l’Oriental « vit » beaucoup plus son âme. L’Occidental au fond ne sait pas très bien qu’en faire, il en a honte comme d’une chose indécente. L’âme est bien autre chose que ce que nous appelons le « tempérament ». Il est des gens qui ont beaucoup de « tempérament » mais bien peu d’âme.

Hier j’ai demandé à Maria, en parlant d’une certaine personne : « Est-elle intelligente ? – Oui, m’a-t-elle répondu, mais seulement cérébralement. »

S. disait toujours de Tide : « Elle a l’intelligence de l’âme. »

Quand nous évoquions notre différence d’âge, S. et moi, il me disait toujours : « Mais qui vous dit que votre âme n’est pas plus âgée que la mienne ? »

Parfois je prends feu et flamme, de toutes parts, lorsque je sens (comme en ce moment) se lever en moi en vraie grandeur et me submerger de reconnaissance cette amitié et tous ces êtres que j’ai connus depuis un an. Me voici malade, anémique, plus ou moins grabataire, et pourtant chaque minute est si féconde, si pleine – que sera-ce lorsque je serai guérie ? Je ne cesse de faire monter vers toi le même alléluia, mon Dieu, tant je t’ai de gratitude d’avoir bien voulu me donner une telle vie.

Une âme est un composé de feu et de cristal de roche. Austère et dure comme l’Ancien Testament, mais douce comme le geste délicat du bout de ses doigts lorsqu’il caressait, parfois, mes cils. (pp. 243-244)


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Dans ce monde saccagé, les chemins les plus courts d’un être à un autre sont des chemins intérieurs. »(…). On ne connaît pas la vie de quelqu’un si l’on n’en sait que les événements extérieurs. Pour connaître la vie de quelqu’un, il faut connaître ses rêves, ses rapports avec ses parents, ses états d’âmes, ses désillusions, sa maladie, sa mort

Un jour, j’irai les visiter un par un, tous ceux qui sont passés entre mes mains, là-bas sur ce coin de lande. Et si je ne les trouve pas, je trouverai leurs tombeaux. Je ne pourrai plus rester tranquillement assise à ce bureau. Je veux parcourir le monde, aller m’assurer de mes propres yeux, de mes propres oreilles de ce qu’il est advenu de tous ceux que nous avons laissés partir.

Dans ce monde saccagé, les chemins les plus courts d'un être à un autre sont des chemins intérieurs. On ne connaît pas la vie de quelqu'un si l'on n'en sait que les événements extérieurs. Pour connaître la vie de quelqu'un, il faut connaître ses rêves, ses rapports avec ses parents, ses états d'âmes, ses désillusions, sa maladie, sa mort.

(Parlant du camp) « Et c’est à vous couper le souffle – on y retrouve toutes les facettes, les classes, les « ismes », les oppositions et les chapelles qui divisent la société.(…). Ils se retrouvent désormais dans un espace vide, seulement délimité par le ciel et la terre et qu’il leur faudra meubler de leurs propres ressources intérieures.(…). La solide armure que leur avait forgée position sociale, notoriété et fortune est tombée en pièces, leur laissant pour tout vêtement la mince chemise de leur humanité


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Ton imagination, tes émotions intérieures sont le grand océan sur lequel tu dois conquérir de petits lambeaux de terre, toujours menacés de submersion. L’océan est un élément grandiose mais, l’important, ce sont ces petits lambeaux de terre que tu sais lui arracher. Ne perds pas de vue la terre ferme et cesse de gigoter impuissante au milieu de l’océan.

Notre unique obligation morale, c'est de défricher en nous-même de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu'à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y a de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition.

Christine, j'ouvre la Bible au hasard et trouve ceci : "Le Seigneur est ma chambre haute." Je suis assise sur mon sac à dos, au milieu d'un wagon de marchandises bondé. Papa, maman et Mischa sont quelques wagons plus loin. Ce départ est tout de même venu à l'improviste. 
Ordre subit de La Haye, spécialement pour nous. Nous avons quitté ce camp en chantant, père et mère très calmes et courageux, Mischa également. Nous allons voyager trois jours. Merci de tous vos bons soins. Les amis restés au camp vont écrire à Amsterdam, peut-être te fera-t-on suivre ? Peut-être aussi ma dernière lettre ?
Un au revoir de nous quatre.

J'ai décidé de considérer la brève période qu'il me reste à passer ici comme un cadeau inespéré, un moment de vacances.
Ces derniers jours, je traverse la vie comme si j'avais en moi une plaque photographique enregistrant sans faille tout ce qui m'entoure, sans omettre le moindre détail. J'en ai conscience, tout s'engouffre en moi avec des contours bien découpés.
Un jour — lointain peut-être — je développerai et tirerai tous ces clichés.
Pour trouver le ton nouveau qui conviendra à un sens nouveau de la vie. Tant qu'on n'a pas trouvé ce ton, on devrait s'imposer le silence. Mais c'est en parlant qu'on doit tâcher de le trouver, on ne peut pas se taire, ce serait une fuite. On doit aussi suivre la transition du ton ancien au ton nouveau jusque dans ses articulations les plus fines


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Mais une certitude acquise ne doit pas être rongée ou affaiblie par une autre. Je travaille et je vis avec la même conviction et je trouve la vie pleine de sens, oui, pleine de sens malgré tout, même si j'ose à peine le dire en société.

Je connais tout cela et je continue à regarder au fond des yeux le moindre fragment de réalité qui s'impose à moi. Et pourtant, quand je cesse d'être sur mes gardes pour m'abandonner à moi-même, me voilà tout à coup reposant contre la poitrine nue de la vie

La vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l'on sache y ménager une place pour tout et la porter toute entière en soi dans son unité ; alors la vie, d'une manière ou d'une autre forme un ensemble parfait. Dès qu'on refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que l'on suit son bon plaisir et son caprice pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde : dès lors que l'ensemble est perdu, tout devient arbitraire.

On a parfois le plus grand mal à admettre, mon Dieu, tout ce que tes créatures terrestres s'infligent les unes aux autres en ces temps déchaînés. Mais, mon Dieu, je continue à tout regarder en face, je ne me sauve devant rien. Je cherche à comprendre et à disséquer les pires exactions, j'essaie toujours de retrouver la trace de l'homme dans sa nudité, sa fragilité, de cet homme bien souvent introuvable. Enseveli parmi les ruines monstrueuses de ses actes absurdes.

Ah, nous avons tout cela en nous : Dieu, le ciel, l'enfer, la terre, la vie, la mort et les siècles, tant de siècles. Les circonstances extérieures forment un décor et une action changeants. Mais nous portons tout en nous et les circonstances ne jouent jamais un rôle déterminant : il y aura toujours des situations bonnes ou mauvaises à accepter comme un fait accompli ce qui n'empêche personne de consacrer sa vie à améliorer les mauvaises. Mais il faut connaitre les motifs de la lutte qu'on mène, et commencer par se réformer soi-même, et recommencer chaque jour.


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"Ce matin en longeant à bicyclette le Stadionkade, je m’enchantais du vaste horizon que l’on découvre aux lisières de la ville et je respirais l’air qu’on ne m’a pas encore rationné. Partout des pancartes interdisaient aux Juifs les petits chemins menant dans la nature. Mais au-dessus de ce bout de route qui nous reste ouvert, le ciel s’étale tout entier. On ne peut rien nous faire, vraiment rien.

On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels, nous enlever une certaine liberté de mouvement tout extérieure, mais c’est nous-mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une attitude psychologique désastreuse. En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. En crânant pour cacher notre peur. On a bien le droit d’être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu’on nous fait subir : c’est humain et compréhensible. Et pourtant la vraie spoliation c’est nous-mêmes qui nous l’infligeons.

Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. Je crois en Dieu et je crois en l’homme.

J’ose le dire sans fausse honte. La vie est difficile mais ce n’est pas grave. Il faut commencer par « prendre au sérieux son propre sérieux », le reste vient de soi-même. Travailler à soi-même, ce n’est pas faire preuve d’individualisme morbide. Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit, ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour – ou est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution…

Ce petit morceau d’éternité qu’on porte en soi, on peut l’épuiser en un mot aussi bien qu’en dix gros traités. Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, oui vous avez bien lu, en l’an de grâce 1942, en la énième année de guerre."


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Toutes les horreurs et les atrocités perpétrées ne constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, extérieure à nous, mais qu'elles sont toutes proches de nous et émanent de nous-mêmes, êtres humains. Elles me sont ainsi plus familières et moins effrayantes. L'effrayant c'est que des systèmes, en se développant, dépassent les hommes et les enserrent dans leur poigne satanique, leurs auteurs aussi bien que leurs victimes.

Le grand crâne de l'humanité. Le puissant cerveau et le grand cœur de l'humanité. Toutes les pensées, si contradictoires soient-elles, proviennent de ce grand cerveau unique, le cerveau de l'humanité, de toute l'humanité. Je pressens son existence comme celle d'un grand tout, et c'est peut-être la source de mon sentiment d'harmonie et de paix, en dépit de toutes mes contradictions.

C'est un vieil homme que j'aime, que j'aime infiniment, et à qui je me sentirai toujours liée intérieurement. Mais le "mariage" avec lui, ce que les bons bourgeois appellent le mariage - soyons francs et objectifs pour une fois - je n'en veux pas. C'est précisément l'idée de devoir faire seule mon chemin qui me donne un tel sentiment de force. Une force nourrie d'heure en heure par l'amour que j'éprouve pour lui et pour d'autres. Une infinité de couples se forment au dernier moment, dans la hâte et l'affolement. Je préfère encore être seule, mais être là pour tous.

Ceux qui jouissent du privilège exténuant pour les nerfs de pouvoir rester à Westerbork « jusqu’à nouvel ordre » sont exposés à un grave danger moral, celui de l’accoutumance et de l’endurcissement.
La somme de souffrance humaine qui s’est présentée à nos yeux durant les six derniers mois et continue à s’y présenter chaque jour dépasse largement la dose assimilable par un individu durant la même période. C’est pourquoi l’on entend répéter autour de soi tous les jours et sur tous les tons : « Nous ne voulons pas penser, nous ne voulons pas sentir, nous voulons oublier aussi vite que possible. » Il me semble qu’il y a là un grave danger. 

[Fin décembre 1942]


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Notre unique obligation morale, c'est de défricher en nous-même de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu'à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y a de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition.

Les pires souffrances de l'homme sont celles qu'il redoute, car le grand obstacle c'est toujours la représentation et non la réalité. La réalité on la prend en charge avec toute la souffrance, toutes les difficultés qui s'y attachent - on la prend en charge, on la hisse sur ses épaules et c'est en la portant que l'on accroît son endurance.

 
Etty Hillesum






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